Janvier 2023

Croisière en périféérie

Par Bénédicte Bach

[… Embarquement immédiat pour l’archipel du plus-que-présent. Tous les voyageurs sont priés de se présenter sur le quai avec âmes et bagages. Le capitaine Johann Van Aerden mènera l’expédition sur les courants porteurs jusqu’aux confins d’un possible destin. Au fil de l’eau, plusieurs escales viendront ponctuer le voyage sans toutefois qu’il soit possible de débarquer en raison de la présence inopinée de tardigrades géants et d’un taux pléthorique d’UV dans l’atmosphère. Vous pourrez néanmoins profiter tout à loisir des paysages inédits des “îles solastalgiques” jusqu’aux “Temps de la fin” depuis les ponts couverts. Nous passerons également à proximité de la “Tower of Lord Escarte-Figue” où, si les conditions le permettent, vous pourrez assister à la formation en direct de phlyctènes de futur recomposé. Pour votre sécurité, merci de porter en permanence votre combinaison cosmique et de respecter scrupuleusement l’ensemble des recommandations envoyées sur votre puce personnelle lors de votre inscription. La compagnie Archigram vous souhaite un agréable voyage… ]

A travers ses vidéos et ses dessins, Johann Van Aerden esquisse les possibles de demain sur les sutures du présent. A l’ère de l’antropobscène, la solastalgie infuse et se diffuse à vitesse grand V dans les esprits ; la catastrophe n’est plus une métaphore, c’est un fait. C’est dans ce contexte que l’artiste fait surgir des îles au milieu d’un océan comme un jardinier ferait pousser des fleurs, un futur plausible à partir du pire que passé dans une conjugaison d’images numériques et physiques. Une pensée archipelique intuitive et fragile, en lien avec le chaos ambiant, et dont la traduction est empreinte de la poésie et de l’imaginaire du monde fortement marquée par l’univers littéraire de la science-fiction tout comme le courant d’architecture brutaliste que l’on retrouve dans les lignes de ses constructions. Johann Van Aerden est un compost-iste du Chthulucène au sens où l’entend Donna Haraway. Il puise dans le terreau fertile de ce “présent épais” dans lequel les strates du temps s’empilent et se nourrissent les unes des autres pour ouvrir les nouvelles routes du soi.

Nonobstant une ambiance de fin des temps, une déshumanisation du paysage et un rapport ambivalent entre désolation et luxuriance, le propos de l’artiste n’est pas apocalyptique ; il s’agit de continuer en composant, ici et maintenant, avec ce qui est déjà là, un peu comme une araignée qui sans cesse répare sa toile et trouve de nouveaux points d’attache. Des îles comme des refuges possibles, portant la trace d’un projectif passé, peuplées uniquement de rares figures emblématiques surnageant à la surface du compost – Jeff Bezos, Elon Musk et Greta Thunberg – dans des mises en scène teintées d’humour noir et d’ironie.

Le point de vue – stable – est toujours le même : chaque paysage-refuge est servi sur un plateau et présenté au spectateur comme une mise en bouche. La vue est à hauteur d’humain, les deux pieds bien ancrés dans le sol de la réalité présente. Cet amarrage solide permet de se laisser dériver librement au fil de la narration dans cet archipel flottant, au gré des courants, sans plan ni boussole, au fil des flashes. Une dérive qui s’inscrit dans le sillage de celles expérimentées par les Situationnistes. Johann Van Aerden n'impose rien : il ouvre des pistes, sème des cailloux, esquisse des perspectives. Chaque apparition d’un nouveau paysage est une invitation au spectateur à s’approprier la narration pour lui donner une suite dans une logique de cadavre exquis que chacun peut compléter à l’envi. En associant le spectateur à la cocréation de la narration, l’artiste invite à habiter le trouble des ruines du monde ; une démarche loin de toute naïveté qui nécessite de composer avec ces ruines mais aussi susciter du trouble.

A travers ses narrations-paysages, Johann Van Aerden déplace le point de vue en regardant au-delà de la situation de catastrophe actuelle pour peupler nos imaginaires d’histoires qui ouvrent des brèches et défient la fin du monde en y insufflant toute la poésie d’un conte de faits.